Quand le train rencontra l’avion


Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
11/09/2020
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De notre série « Aah, les trains d’hier… »

On a tout essayé ! Jusqu’au milieu des années 70, reprendre certains attributs du monde de l’aviation fut envisagé pour tenter de faire monter les vitesses des trains, sans avoir besoin de caténaires. Petite revue non-exhaustive d’un rêve passé…

Dans cette page, nous nous contenterons arbitrairement des trains ayant réellement reçus des attributs de l’aéronautique, comme ces hélices ou ces turbines montées sur la carrosserie. Car une autre catégorie de trains y est souvent associée : les turbotrains. Nous ne retiendrons donc ici que quelques engins particulièrement disruptifs qui ont marqué l’histoire, avant que l’électricité ne soit définitivement adoptée pour faire de la grande vitesse.

Dans un monde ferroviaire dominé par la traction à vapeur, en dépit de l’apparition des turbine à gaz, l’ingénierie ferroviaire cherche des alternatives technologiques. Or, qu’y a-t-il de plus disruptif, au début 1900, que l’aviation naissante ? C’est ce qui attire les ingénieurs du monde entier qui vont tenter de placer un certain nombre d’attributs aéronautiques sur des engins ferroviaires.

S’il faut remonter loin dans l’adjonction d’hélices à un engin ferroviaire, on peut déjà commencer par le très méconnu et oublié Bennie Railplane. Un exemplaire fut construit à Burbank en Californie vers 1907. Il était mieux connu sous le nom de Fawkes ‘Folly, mais il s’agissait d’un train suspendu faisant partie des grands fantasmes de cette époque très scientiste. Nous n’en tenons compte qu’à titre purement illustratif.

À 15.000 kilomètres de là, il y eut un concept similaire développé en 1919 par Otto Steinitz, mais cette fois sur un authentique engin ferroviaire, ce qui nous ramène à l’objet de cette page. Construit sous licence par la société Luftfahrt à Grünewald dans la périphérie de Berlin, cet engin improbable appelé « Dringos » aurait été testé le 11 mai 1919 sur la ligne Grünewald-Beelitz, ce qui en ferait le tout premier train à hélice du monde. Le moteur était une récupération de ce qu’il restait des avions militaires de la première guerre mondiale. Testé à 60 km/h, on n’a peu d’infos sur ce qui est advenu de cet engin par la suite. Mais le pli était pris : un engin ferroviaire était dorénavant doté d’un moteur et d’une hélice d’avion. C’est ce qui va guider ce qui suit.

En fin de première guerre mondiale, apparaissait un objet russe similaire appelé Aerowagon. Cet engin encore plus bizarre fut construit en 1917 par Valerian Abakovsky, un ingénieur soviétique de l’actuelle Lettonie. Le test grandeur nature ne fut effectué cependant qu’en 1921 entre Moscou et une houillère, à 85 km/h, avec à bord un vingtaine de personne, dont Valerian Abakovsky et des délégués du Premier Congrès du Profintern. Au retour, le wagon dérailla et tua 6 personnes, dont son inventeur.

(photo Автор фото неизвестен via wikipedia)

À la pointe de la technique, l’Allemagne poursuivit dans cette voie. Peu avant 1930, l’ingénieur Franz Friedrich Kruckenberg (1882-1965), pionnier des concepts ferroviaires à grande vitesse, conçoit dans l’atelier de Hanovre-Leinhausen son plus célèbre engin : le fameux Schienenzeppelin. Comme la physique quantique, l’architecture Bauhaus et Marlene Dietrich, cet engin futuriste était un pur produit de la République de Weimar. C’était un véhicule lisse et relativement léger de seulement 20 tonnes, monté sur 2 essieux, et propulsé par un moteur BMW V-12 de 46 litres. Ce moteur fut ensuite utilisé sur les bombardiers légers de la Luftwaffe, ce qui nous ramène à l’aéronautique, mais sur son côté sombre… Le moteur fournissait 600 CV pour faire tourner une énorme hélice inclinée de sept degrés, pour produire la force d’appui nécessaire. Cette hélice provoquait de forts coups de vent et de gros problèmes de sécurité à quai !

Le Schienenzeppelin dépassa les 200 km/h en mai 1931, un record qui aura duré 23 ans, abattant les 257km entre  Hambourg-Bergedorf et la gare de Lehrter à Berlin en 1h38. L’engin fut reconstruit en 1932 pour le nouveau projet de Kruckenberg : le moteur fut conservé mais l’hélice disparaissait au profit d’un entraînement hydraulique, mais cette fois sur des bogies. En 1934, l’engin était vendu  à la Deutsche Reichsbahn pour des tests qui n’eurent jamais lieu. À l’aube de la guerre, en 1939, la carcasse déjà pourrie fut ferraillée.

Des moteurs d’avions sur le toit…
La motorisation aéronautique évoluant vers la propulsion à réaction, les années 50 à 70 furent intéressantes. L’URSS et les États-Unis avaient fait main basse, en 1945, sur de nombreux documents allemands concernant, entre autres, le Messerschmitt Me 262, premier avion de chasse opérationnel à moteur à réaction de l’Histoire. Aucun rapport avec les trains si ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale, les chemins de fer sont rapidement reconstruits… avec les technologies du monde des années 30, ce qui va provoquer leurs pertes d’attractivité. Alors que l’aviation décolle, la chute du trafic voyageurs aux États-Unis, dès les années 50, provoque la recherche de solutions plutôt baroques.

L’engin ne fit que deux jours de test, que l’on peut admirer sur cette vidéo ci-dessous. Les

Pendant ce temps, la France, elle aussi lancée sur le front technologique, pouvait compter sur un ingénieur, Jean Bertin, un polytechnicien qui travaillait depuis 1944 pour le motoriste SNECMA. En 1955, ce dernier fonda sa propre société dans le but de développer des aérotrains. Dans le cadre de ses recherches, l’ingénieur commença à s’intéresser aux véhicules à coussin d’air. Un domaine dans lequel il a pu rapidement prouver ses connaissances de spécialiste dès le début des années 60, avec son «Terraplane BC4» qui pouvait se déplacer en terrain non pavé, ce qui intéressa un moment l’armée.

En 1965, Bertin et ses employés réalisent le premier train à coussin d’air, l’Aérotrain 01, à une échelle expérimentale de 1/2. L’ingénieur français se démarque ici des conceptions antérieures puisque la voie ferroviaire classique disparaît dans le projet. Bertin est plutôt penché sur la lévitation : 2 à 3 millimètres d’interstices pour soulever un véhicule de 2,6 tonnes au-dessus d’un rail en béton. Est-ce encore un train ? À chacun de voir.

Les projets de Bertin avaient retenus l’attention des pouvoirs publics dans la perspective d’assurer des dessertes de voyageurs sur des distances allant de 100 à 500 km, à des vitesses de 250 à 300 km/h. Deux pistes d’essais formant un « T » renversé en béton étaient créées. La première, longue de 6,7 km, fut construite entre Gometz-le-Châtel et Limours dans l’Essonne, où l’Aérotrain 02 atteignit le record de 422 km/h en 1969. La seconde, la plus connue, fut tracée en ligne droite sur 18 kilomètres dans le cadre d’un hypothétique Paris-Orléans, entre Ruan et Saran.

En 1970, Bertin sort l’Aérotrain interurbain I80-250 conçu pour 250 km/h. Ce véhicule de 24 tonnes est propulsé par deux turbines Turboméca Turmo III E3 entraînant une hélice à sept pales. Le premier essai se déroula le

Les années 60-70, ce furent aussi celles de la Guerre Froide. La course entre les États-Unis et l’URSS tournait souvent au carousel. Dès que l’Occident inventait quelque chose, on pouvait s’attendre à en voir une copie soviétique peu de temps après ! C’est ainsi qu’apparu en 1972, le train laboratoire à réaction SVL ER 22 (en russe : Скоростной Вагон-Лаборатория). Il ne s’agissait pas d’une copie de l’aérotrain de Bertin mais plutôt celle du américain sur « une vraie voie ferroviaire », avec six ans de retard…

Au départ d’un autorail standard ER 22, une protection de toit ignifuge et un système de freinage renforcé sont installés pour permettre la propulsion avec deux moteurs à réaction issus de l’avion Yak-40. En 1972, sur le tronçon Novomoskovsk-Dneprodzerzhinsk, cet engin rudimentaire atteignit la vitesse de 250 km/h, soit bien en dessous du record américain (et à fortiori français de 1955…). Cette expérience du « socialisme heureux » pris fin rapidement quand les chemins de fer russes lancèrent, en 1975, un « vrai train » électrique, l’ER 200. Ce train russe peut chronologiquement être considéré comme étant le dernier exemplaire des solutions aéronautiques intégrées sur matériel roulant ferroviaire…

En parallèle, la turbine à gaz
Bien que la première turbine à gaz fut brevetée en 1861, ce mode de propulsion, avec une motorisation issue de l’aviation, trouva un développement important entre les années 40 et 70 en Tchécoslovaquie, en France, en Suède, en URSS, au Royaume-Uni et aux États-Unis. On retiendra à titre d’exemple qu’aux États-Unis, United Aircraft Corporation, une entreprise de construction aéronautique, conçut un Turbotrain doté d’un moteur d’avion à turbopropulseur, le PT6, modifié pour une utilisation dans le service ferroviaire, et développé par Pratt & Whitney Canada. La France s’essaya aussi aux turbines à gaz au travers des fameuses rames RTG et le premier TGV-001. La technologie des turbines à gaz, bien que de conception « aéronautique », n’entre pas dans le cadre de cette page et fera l’objet d’un autre post plus spécifique.

Et ensuite ?
Plusieurs facteurs importants militèrent pour la fin des « solutions baroques ». À commencer les constats endogènes : toutes les expériences ci-dessus ont concerné des engins relativement légers et très courts, en contradiction complète avec l’essence même du ferroviaire qui est de faire du volume. Ensuite, il était devenu clair que plus ont va vite, plus la voie devait être adaptée, ce qui se vérifiera aussi avec une autre technologie : les caisses inclinables. L’infrastructure, on a toujours eu tendance à la négliger, et on sait ce qu’il en est de nos jours…

Côté exogène, il y eut bien-sûr la crise pétrolière : d’ à , le prix du baril quadrupla, ne laissant aucun argument en faveur d’une motorisation de type « aéronautique »,  particulièrement inutile dès l’instant où le chemin de fer était capable de se mouvoir à l’aide de la caténaire électrique. Il y eut aussi, ne le cachons pas, des guerres d’écoles. La technique roue-rail, vieille de près de 200 ans, a démontré sa faisabilité technique et financière jusqu’à 320km/h, voire peut-être un peu plus. Et jusqu’ici cette technique, alliée à « l’énergie verte » que représente l’électricité, n’a pas encore de vraie concurrence.

Mais pour autant, le rail a-t-il abandonné les concepts aéronautiques ? Pas tout à fait, si on se réfère à une autre science, celle de la résistance à l’air. La conception des trains à grande vitesse en Europe et des trains à sustentation magnétique fit – et fait toujours -, appel aux expériences de l’aéronautique dans le domaine de l’aérodynamisme. Et le concept Hyperloop reprend le chemin des technologies encore en développement, avec ses tubes sous vide encore peu expérimentés.

Les trains à hélices ou à moteurs à réaction furent ceux d’une époque, révolue aujourd’hui…

On peut encore admirer l’ER 22 soviétique, si on est très courageux (photo du site The Vintage News)

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